"Vint un temps où le risque de rester à l'étroit dans un bourgeon était plus douloureux
que le risque d'éclore." Anaïs Nin

mardi 25 novembre 2008

dernier épisode de la ronde égoïste

Elles m'avaient tout expliqué.
Au cours de ces plus de soixante ans qu'avait duré ma vie, j'avais largement eu le temps d'apprendre et donc de savoir exactement quoi faire, quand et où. Le jour du grand départ je n'avais pas peur.
« Sois toi-même » était la simple recommandation.
Alors j'ai enfilé ma longue robe, agrafé mon châle sur ma poitrine , mis mes socquettes aux couleurs vives, mes chaussures de marche et pris mon vieux sac à dos. Dedans un livre, un cahier, des crayons, quelques objets de toilette , un slip de rechange, un imperméable , une couverture et ma boîte à trésors... Là où j'allais je n'avais même pas besoin de maillot de bain.
Cette fois là je savais que le paradis existait alors je n'ai pas eu peur, la prochaine fois ce sera sans doute différent mais bon, on verra bien.
C'est comme un grand train surgi de nulle part, et puis le tunnel, la nuit... Il y avait même des escarbilles de charbon qui volaient comme lorsque nous allions au Havre pour rejoindre l'Angleterre. Je me suis endormie sur la banquette, la tête sur mon sac, comme avant.
Et puis le jour s'est levé, et la montagne est apparue.
Le Pays de Sarah, enfin. Je me doutais qu'elle m'attendrait... Cependant il est une chose que je ne savais pas .
En quittant le train j'ai vu d'autres femmes descendre , beaucoup en fait, chacune avec son sac léger sur l'épaule. Il y avait là Loumé l'ancienne qui arrivait tout droit du Cameroun, Sedna qui venait du pays Same, « Femme qui écoute » qui se prenait les pieds dans sa couverture , Clearwaters en sari, Halina de Pologne, Aïcha du Yemen, et plein plein d'autres... des jeunes, des vieilles, de toutes les couleurs de peau... Nous avons longtemps marché sur le sentier qui menait à la cabane à sucre de Sarah. Les plus vieilles, les plus bancales étaient montées dans le buggy. La crise de rire pour hisser Loumé qui ne tenait plus sur ses jambes toutes maigres.
Sur la prairie se dressait une immense tente...Les cadres de bois étaient fin prêts. Mais nous n'étions pas très pressées et puis les choses ne se font pas n'importe comment.
Sur l'immense table de bois blanc, chacune a posé ses provisions et nous avons servi le thé et le café.
La saveur de ces fruits, de ce pain, de ces simples gâteaux partagés était incomparable, et chacune expliquait sa recette, les ingrédients...
Je ne sais pas l'heure qu'il était, l'air était vif, le soleil léger...
Puis les voix se sont tues et dans le grand silence de la montagne Sarah a parlé.
-« Vous savez toutes pourquoi vous êtes ici. Nous venons de pays différents, d'époques différentes, et l'espace d'une journée nous allons pouvoir échanger, travailler ensemble et coudre le quilt de vie. Chacune a des aiguilles, des fils, des ciseaux , son dé et ses morceaux d'étoffe, il y en a d'autres derrière dans le grand coffre. Tout sera mis en commun, les histoires vont pouvoir se coudre et se broder... Nous avons même le temps de teindre , il y a de nombreuses plantes tinctoriales près du ruisseau ... Travaillez en équipe mais allez aussi d'un groupe à l'autre pour découvrir et apporter... »

Je me suis installée près de Loumé. J'avais besoin de lui dire, de lui raconter mon frère, celui qui repose là-bas dans cette terre d'Afrique qu'il a tant aimée, j'avais besoin qu'elle me dise . Son sac était lourd de petits bouts colorés, certains usés à l'extrème :
-Tu vois, ça c'est un bout de la chemise de mon défunt mari, et ça le pagne que je portais pour travailler au champ et piler le manioc .
-Et tes autres pagnes , ils étaient comment ?
-Tu rigoles ma fille, deux seulement ça suffit, un pour le travail et l'autre pour aller à la messe ou au dispensaire des blancs . Avec ce vert là je voudrais faire un arbre à palabres... Va me chercher de quoi faire le tronc...

Sedna avait ouvert son sac en peau de renne et placé sur la table les aiguilles d'os. Je n'en avais jamais vues, elles sont d'une finesse incroyable ...Oui, elle avait un bout de vieux cuir qui conviendrait pour le tronc.
-Aides moi pour le moment, tu te souviens de ce que je faisais à Jokkelmok ?
-Ah oui, tu crois qu'on peut trouver du lichen ici ?
-Mais oui, c'est la montagne magique, va me chercher de quoi teindre ces laines.

En allant vers le ruisseau j'ai entendu crier :
-Peaceful, come along !
Ah Clearwaters, mon amie de Bombay...Elle s'était surpassée, des fils châtoyants, des soies fines, des damassées...Tous les petits bouts de saris qui lui restaient...Nous avons partagé son thé au girofle et trié les soies par couleurs...

Mais mon lichen !!!
j'ai couru vers les rochers et là surprise: de l'autre côté étaient installées des dizaines de femmes s'affairant autour des chaudrons, sortant de l'eau chaude les fils, les tissus, pilant les bruyères, les ajoncs, préparant des tas d'orties pour en extraire les fibres, filant le poil des chèvres ou des moutons...
-Salut Paisible, viens te servir; pour les tissus, les métiers à tisser sont dans la clairière voisine, va leur dire que le bain de plantain est prêt...

Halina, Halina était revenue , et filait la laine ammenée de Pologne avec ses copines...

Tout l'après-midi j'ai circulé d'un groupe à l'autre, rincé, porté, lavé, cardé, filé , tissé, trié...mes mains et mes bras avaient les couleurs de l'arc en ciel et depuis longtemps j'avais balancé mes chaussures , l'herbe était tellement douce... La nuit venue, nous nous sommes toutes retrouvées autour du feu, nous avons partagé le pain, le fromage, le miel et les fruits et bu des litres de tisanes étranges et délicieuses...
puis chacune a sorti sa couverture l'a drapée sur ses épaules et les histoires ont commencé...Oui, j'avais pensé aux bols, j'avais même pris les vôtres ! La Mariposa nous a dansé sa danse du papillon, et « Femme qui écoute » celle de l'herbe...Les chanteuses, les conteuses se succédaient, les langues se déliaient, ah quelle fête...Puis nous nous sommes endormies ...
« on dort les unes contre les autres... »chantait la lune...

Au petit matin, toilette dans la rivière, en tenue d'Eve, on s'est mutuellement frotté le dos et rincé les cheveux...Puis après le petit déjeuner nous nous sommes toutes retrouvées sous la tente...

Chacune avait préparé son carré, racontant son histoire, celle de son peuple, de sa mère, ses grand-mères, soeurs, amies, filles... et nous les avons assemblés à petits points et rebrodés... Le grand quilt fut ensuite doublé, matelassé et surpiqué de vives couleurs.

Je ne vous le décrirai pas, les mots me manquent... A moins que... si voilà... asseyez -vous tout près, fermez les yeux, tenez-vous la main...
Ce quilt raconte l'histoire de ces milliers de femmes , artistes anonymes qui brodent , tissent, reprisent, cousent, dans tous les coins du monde depuis la nuit des temps...pour elles et leurs familles, pour que la vieille culotte devienne une belle nouvelle culotte pour le plus petit...pour coudre les langes et les draps, broder l'envers des cols, pas l'endroit, l'envers seulement, comme là-bas dans cette île d'Asie dont j'ai oublié le nom...pour faire des choses utiles et belles à la fois, pour que la beauté entre dans la vie quotidienne...

Ce quilt raconte qu'un jour ces femmes prirent le train pour la montagne et que là....
~~*~~*~~

allez on se quitte, Tournesol à ma gauche et Rafy à ma droite vous attendent avec impatience et mille choses à vous dire... à la prochaine ronde !!!

21 commentaires:

Lise a dit…

Paisible, raconte-nous la suite. Nous t'avons rejoint dans la clairière, l'odeur de l'humus nous chatouille les narines. Le grand feu réchauffe nos coeurs. Serrées les unes contre les autres, nous t'attendons ...

bisous et merci pour ce fabuleux voyage !

Anonyme a dit…

Quelle bouffée...j'en suis toute retournée...MERCI Paisible. Que j'aimerai une ronde en chair et en os... Tu serais au milieu et tu nous raconterais de belles histoires encore et encore...

Anonyme a dit…

Formi, formi, formidable, tu es the best, the best véritable !!
Et moi, je me régale de ton récit si fantastique, si authentique, si merveilleux..oui, je vis du merveilleux chez toi, et cet échange si beau entre ses femmes, qui tissent, et cousent ensemble leurs bouts de vie, leurs croyances, avec tout ce partage et ce respect, est un rêve magique et réparateur,.... je n'aime pas, mais j'adooooooooooooooooooreeeeeeeeee, mille bisous ma Paisible préférée et UNIQUE pour moi, Cricri

Anonyme a dit…

Merci Paisible qu'elle joli histoire.
He oui les yeux fermées ont voit ce quilt.

Bone ronde.

Anonyme a dit…

merci pour tes mots, pour les frissons dans le dos, pour les larmes dans les yeux, pour les images plein la tête, pour toi
bisous

Francoise MELZANI LAURENTI a dit…

comme c'est beau paisible !!!
merci de rendre hommage à toutes ces femmes inconnues qui savent nous donner des trésors avec le travail de leurs mains...

on attend la suite de ton beau texte...

merci pour tous ces moments partagés et à la prochaine ronde, hein ? je compte sur toi...

Anonyme a dit…

Olala, c'est quoi la suite??Pourquoi j'en ai eu des frissons et des larmes à l'oeil??Comment fais-tu pour raconter de si belles choses??Je suis bien triste que le ronde se termine mais te remercie du fond du coeur pour TOUT!!!
Bises
Lili

Anonyme a dit…

On te suit encore et toujours! bizz!gavroche
http://lagaleriedegavroche.over-blog.com/

Anonyme a dit…

J'ai oublié la mariposa, moi j'en ai fait un collier!!Chacun sa façon de s'exprimer!!merci et bizz! gavroche!

Anonyme a dit…

Merveilleux voyage. Merci Paisible. Une très belle rencontre des femmes du monde qui partagent leurs savoir-faire, leurs cuisines, leurs histoires, leurs rêves. C'est quand le prochain départ de ce train ?

Anonyme a dit…

Je suis sans voix....C'est magnifique!
merci paisible pour ces si beaux moments passés en ta compagnie.

tchoucreation a dit…

merci d'être ce que tu es paisible! une vrai bouffée d'air pur qui nettoie et remets les choses à leur vraie place. gros bisous

Anonyme a dit…

Oh, Paisible, c'est ... je n'ai pas de mots, que des larmes ! As-tu publié des livres ?

Tu sais à qui tu me fais penser ? A soeur Emmannuelle !

Framboisine.

Anonyme a dit…

merci paisible pour cette belle histoire pleine d'emotions...Encore...j'adore tellement te lire...biz

Anonyme a dit…

J'imagine que j'ai pris ce train fantastique, que j'ai marché, pour ensuite m'asseoir près de vous, regarder, apprendre, rêver, constuire, bâtir, rencontrer et échanger regards et mots.
Femmes unies par la création, calmes, sereines, maîtresses du monde et de leurs destinées.Je me serais assise près de toi, regardé et appris à travers tes yeux.
Merci
Pat

A VOS COULEURS a dit…

Comme elle est belle ton histoire Paisible,
belle et émouvante...

Anonyme a dit…

fabuleuse plume !!

les petites mains oubliées artisane, et finalement artiste... si peu de femme reconnue dans l'art...

Anonyme a dit…

En clair, tu as participé à une crop, hahaha !!!
Magnifique ton dernier tour de ronde, comme d'hab, mais un peu plus que d'hab ! grandiose !

gros gros gros bizzzzzous !!

flamenco a dit…

Une escarbille a dû ce loger dans mon oeil... je n'arrête pas de pleurer.
merci LADY PAISIBLE, tu es une charmeuse de mots, une amoureuse des femmes.
à très bientôt.

Anonyme a dit…

merci d'etre nos yeux, nos mots et nos envies........tu claques des doigts et c'est comme une téléportation grâce à toi, une envolée vers un monde plus doux et vrai

Anonyme a dit…

juste MERCI